Réseaux Sociaux et Elections : Cinq Tendances à Suivre

Les réseaux sociaux jouent un rôle important dans les élections. Quelles tendances pourraient marquer l’élection présidentielle de 2022 ?

Florent Joly
9 min readJul 1, 2021

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Je m’intéresse à l’intersection des réseaux sociaux et de la démocratie depuis plusieurs années, ayant travaillé à la fois sur la protection des élections européennes de 2019 au sein de YouTube et sur la protection des élections américaines de 2020 au sein de Facebook. Cette note reflète mon point de vue personnel et non celui de mes employeurs.

Obama fut l’une des premières personnalités politiques à comprendre le pouvoir des réseaux sociaux. Sa campagne de 2008 utilisa les tendances repérées sur les réseaux pour déterminer la localisation et le séquençage des moments forts de sa campagne. En 2016, les tentatives d’interférence russe ainsi que Cambridge Analytica révélèrent la face plus sombre de cette avancée technologique : les plateformes peuvent aider les candidats à mieux mobiliser l’électorat mais elles sont aussi vulnérables à des tentatives de manipulation dissimulées. La question qui m’intéresse à titre personnel depuis plusieurs mois est donc la suivante : quel rôle joueront les réseaux sociaux dans les élections présidentielles françaises de 2022 ? Parmi les tendances constatées depuis quelques années aux Etats-Unis, lesquelles pourraient se matérialiser en France ?

Tout d’abord, quelques différences à noter sur le contexte français.

Par rapport aux élections américaines de 2020, les élections françaises de 2022 se joueront dans un contexte plus simple pour les électeurs, les équipes de campagne et les plateformes. Les Français(es) pourront voter en personne sans que soient introduites de nouvelles modalités — facteur important d’intox — comme le vote par Internet. En général les modalités de vote, contrairement aux Etats-Unis, seront les mêmes partout sur le territoire et à cet égard le risque d’intox sur l’élection elle-même sera plus bas. Enfin et surtout, pour ce qui des intox ainsi que des discours de haine, le président français ne sera vraisemblablement pas lui-même auteur et diffuseur de ces contenus.

Les élections de 2022 se joueront toutefois dans un contexte difficile. A la sortie de la pandémie, on peut s’attendre à un climat de méfiance, de suspicion et de frustration générale en particulier chez les jeunes dont le vie a été la plus bousculée par les confinements.

Malgré le climat de méfiance et d’instabilité, l’élection pourrait être marquée comme pour les Régionales et les Départementales de 2021 par un intérêt modéré voire bas de la part des électeurs. La perspective d’un deuxième mandat de M. Macron et la banalisation de la candidature de Marine Le Pen risquent de déboucher sur une plus faible mobilisation qu’en 2017.

Cinq tendances à suivre pour 2022

1- Les réseaux sociaux donneront le ton de la campagne

Les réseaux sociaux ne sont plus un médium de communication et d’information parmi d’autres. En 2022 ils donneront directement le ton de la campagne.

Les candidats

On constate depuis 2018 aux Etats-Unis l’apparition sur la scène nationale de candidats sans notoriété préalable, qui réussissent à mobiliser leur électorat presque entièrement grâce aux réseaux sociaux. Alexandria Ocasio Cortez — dont la vidéo de campagne fut parmi les plus partagées en 2018 — en est l’exemple le plus flagrant. On pense aussi à Andrew Yang et à son groupe de followers surnommé le #YangGang qui réussirent a s’imposer lors de la présidentielle de 2020.

En 2022 en France, il est probable qu’émerge un candidat inattendu qui construit sa base électorale presque entièrement grâce a YouTube ou à Twitter.

Un post de campagne d’Andrew Yang, pour US2020

Le rythme

Les normes et les biais naturels des réseaux auront un impact sur la cadence des discours : les temps de campagne seront plus courts et saccadés. Entre juillet 2020 et janvier 2021, Donald Trump a posté un total de 5 993 tweets pour une moyenne de 34,8 tweets par jour (Source), forçant son adversaire et les médias traditionnels a un choix cornélien : ignorer le flot de messages au risque de devenir inaudible, ou s’adapter au rythme frénétique pour réagir en temps réel avec du contenu de qualité.

Les équipes de campagne devront s’adapter à ce nouveau rythme et former des équipes de réponse rapide, avec des resources créatives intégrées pour la production de rich media.

Le ton

La prépondérance des contenus politiques sur les fils d’actualité pourrait hausser le ton, avec une augmentation des discours de haine et d’incivilité pendant la campagne. Les candidats devront prendre en compte la “fatigue électorale” de ce qu’on appelle parfois la majorité silencieuse, afin de préserver leur attention sur les réseaux.

Les thèmes

Les réseaux sociaux- qui regorgent souvent de memes- influenceront les thèmes de campagne. En 2020, pensez-vous que plus d’électeurs américains s’intéressaient au programme économique de Biden ou à son chien ? Grâce à Google Trends, la réponse est simple à trouver.

Dans la bataille constante pour l’attention des électeurs, les équipes de campagne doivent prêter attention aux thèmes qui capturent l’imagination des électeurs — même s’ils n’ont pas de lien avec les propositions du candidat — et adapter leur stratégie média. Prenez le chien de Biden : l’équipe du candidat développa une vidéo de campagne qui fut déployée à des moments clefs de la campagne (expliquant peut-être les pics de recherche Google Trends ci-dessus). Il n’est pas impossible de penser que cette stratégie a aidé le candidat à se positionner comme une alternative plus sympathique et humaine à Donald Trump.

Les équipes de campagnes devront reconnaître les memes prometteurs en 20222 et s’en emparer pour occuper le terrain.

2- Les campagnes s’inspireront des dernières techniques de marketing

Les équipes digitales de chaque candidat compléteront leur processus de professionnalisation, aidées par des vétérans des entreprises du numériques et d’agences de communication numérique.

Les canaux

Les campagnes utiliseront des techniques marketing traditionnellement utilisées dans le secteur privé, par exemple des influencers rémunérés dont le rôle en politique n’est pas encore régulé. Attention cependant à clarifier la nature du partenariat. Le manque de transparence autour de ce canal fut reproché au candidat Bloomberg pendant les élections américaines.

Les formats

Les campagnes expérimenteront avec des formats de communication plus innovants dont l’audio (Clubhouse, Twitter Spaces), la vidéo (Tiktok), le gaming (Twitch), le dating (Bumble) et les newsletters (Substack). Le Directeur Marketing pour la campagne d’Andrew Yang en 2020 reconnaît le rôle déterminant que les podcasts ont joué dans sa stratégie du candidat de la Silicon Valley. Le passage d’Andrew Yang dans le podcast de Sam Harris intitulé “Making Sense” permit au candidat de trouver sa première audience et de la faire grandir par la suite grâce à des techniques marketing plus traditionnelles.

Un tweet d’Andrew Yang remerciant le podcast de Sam Harris pour son rôle dans la campagne

A noter que les efforts des nouvelles plateformes telles que ClubHouse ou TikTok pour limiter les risques de manipulation sont encore immatures donc le risque d’abus sur ces plateformes est plus élevé.

Le ciblage

Les réseaux permettent aussi une segmentation et un ciblage plus fins des messages de campagne. Voir par exemple cette vidéo de campagne de Trump réalisée avec un budget modeste et très spécifiquement destinée aux électeurs latinos.

3- Les tentatives d’interférence pourraient être domestiques et authentiques

Maintenant qu’on a parlé des opportunités pour les équipes de campagne en 2022, parlons des risques pour l’électorat.

Si vous êtes un acteur politiquement ou économiquement motivé dont l’intention est de manipuler l’électorat vers un choix de vote plutôt qu’un autre, vous avez le choix entre maquiller vos actions pour qu’elles ne puissent pas être liées à votre identité, ou bien conduire votre ‘campagne’ publiquement. Les plateformes utilisent les termes ‘inauthentiques’ et ‘authentiques’ pour distinguer les deux modus operandi. Si en 2016, les plateformes étaient dans l’ensemble assez peu préparées au risque d’interférence de la part d’acteurs étrangers se faisant passer pour des acteurs domestiques (ou nationaux), lors des élections de 2020 ce risque était fortement diminué par les efforts entrepris par les plateformes. Reste la question des acteurs qui ne dissimulent pas leur tentative d’influencer l’électorat.

En 2022 ce risque d’interférence pourrait être le plus élevé. On constate aux US une confluence des communautés qui disséminent des intox sur les vaccins (‘antivax’) et celles qui tentent de délégitimiser le processus électoral. Ces communautés peuvent se tourner vers des forums privés (notamment Telegram, Signal) où elles sont plus libres qu’ailleurs de discuter et de se développer- voire de coordonner des actions dans le monde réel.

Les tentatives d’interférence inauthentiques dans les élections sont toujours présentes mais les plateformes et les équipes de campagne sont mieux équipées qu’en 2016/17 pour y faire face. L’astrosurfing est en effet de plus en plus difficile à réussir étant donné le fort écosystème de fact-checkers a la fois dans la presse et au sein des équipes de campagne. Les risques de hacking habituels (par exemple le phishing dont fut victime En Marche en 2017) continuent d’être un risque mais les candidats de tête sont mieux formés et prêts à réagir rapidement. Les programmes de Google (Advanced Protection Program) et de Facebook (Facebook Protect) sur ce sujet se sont fortement enrichis depuis 2017.

4- Les plateformes pourraient être plus proactives

Face aux contenus problématiques, la stratégie des réseaux sociaux a souvent été de retirer les contenus (‘Remove’), réduire leur distribution grâce au référencement (‘Reduce’) ou informer les utilisateurs (‘Inform’). Les efforts de Facebook dans ce domaine sont expliqués dans ce post. Ces stratégies sont toutes relatives à un risque deja présent sur la plateforme donc en 2020 aux Etats Unis, une stratégie plus proactive d’information des électeurs a été déployée.

Le Voting Information Center déployé par Facebook pour US2020

Dans le domaine de la désinformation, cette stratégie proactive inclut le ‘prebunking’ qui fait référence aux stratégies de dissémination d’informations de qualité, en anticipation d’intox potentielles. Cela change en partie le rôle traditionnel des plateformes dans les campagnes. De médium neutre, elles assument un rôle plus marqué de distributeur volontaire et identifié d’informations de confiance.

D’ici à 2022, il sera aussi intéressant de regarder si, après l’interdiction de Trump des plateformes principales, les plateformes développeront des règles plus strictes pour les responsables politiques et les candidats. Là encore, des règles développées avant les élections feraient des plateformes des acteurs plus proactifs et surtout moins neutres.

5- Les algorithmes pourraient jouer un rôle important

Plusieurs algos pourraient attirer l’attention en 2022.

Les algorithmes de référencement sont l’infrastructure principale des réseaux sociaux. Puisque chaque utilisateur suit ou est ami avec bien plus de comptes qu’il ne pourrait lire en une session, les algorithmes choisissent le contenu qui est montré et dans quel ordre, de façon personnalisée, à chaque utilisateur. Dans le contexte d’une élection, certains contenus enfreignent clairement les règles de modération et sont retirés, mais qu’en est-il de la zone grise, qui constitue l’immense majorité des discours parfois partisans ou trompeurs ? Qui décident dans quelle mesure ces contenus sont montrés aux utilisateurs, et comment ? Et qu’en est-il des nouveaux groupes, pages, comptes, chaînes..etc qui sont recommandés et que les utilisateurs n’ont pas encore décidé de suivre ou rejoindre ? Pour l’Union Européenne, cette question de l’amplification et de la recommandation de contenus est au coeur des débats. L’Union travaille sur un texte de loi- le Digital Services Act- qui pourrait forcer les plateformes à être davantage transparentes sur leurs algorithmes de recommandation.

Hormis les algorithmes de référencement, d’autres algorithmes pourraient être au premier plan en 2022.

Deux tendances en particulier devraient être suivies de près. Les deepfakes — ces contenus manipulés par l’intelligence artificielle qui peuvent faire dire à un candidat des choses qu’il n’a pas dites- sont de plus en plus élaborés et pas encore régulés. Une autre tendance à suivre est la fabrication, là encore grâce à l’intelligence artificielle, de photos de profils. Cette technique a été utilisée dans des tentatives d’interférence analysées et pourrait continuer de rendre le travail des plateformes difficile.

Profile pictures for Facebook accounts “Mary Keen” and “Jacobs Guillermo,” admins on groups associated with The BL highlighted by Graphika

Conclusion

Pour conclure, l’enjeu pour 2022 est de savoir quelles tendances marqueront la campagne à la fois du coté de la participation citoyenne et de celui des risques de manipulation. Chaque élection étant unique, il ne suffit pas de regarder vers les Etats-Unis et les élections passées, il est important d’anticiper en analysant les tendances de long terme et les technologies émergentes. Rendez-vous l’année prochaine pour une vision plus claire des risques et opportunités qui marqueront la campagne.

Merci à Camille François (Graphika) et à Benjamin Haddad (Atlantic Council) pour leur relecture et leurs conseils.

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Florent Joly

Exploring the intersection of technology and democracy.